studio-théâtre
vitry


CHRONIQUE 1

" Cet endroit est un lieu qui n’existe pas ou plutôt qui n’existe que pour très peu de gens. Un nom que personne ne connaît ou que tout le monde a oublié et de jardin il n’a que le nom justement, jardin qui n’a jamais vraiment existé et dont il ne reste que l’idée derrière un nom que personne ne connaît. Si je tourne la tête, je vois une place de marronniers alignés donnant sur la cour d’une école primaire et sur un ensemble d’immeubles en hauteur, auxquels on accède par un escalier qu’une femme a descendu, puis un homme, et qu’un autre a remonté — Antoine. Il y a deux fresques peintes/graphées sur deux murs, l’un aveugle, l’autre non, d’une maison aux fenêtres toutes barrées de grilles. Deux visages de femmes, l’une jeune au regard inquiet et chemisier à papillons, l’autre sans âge, de profil, entourée de quatre lampions rouges allumés. Sur cette place, pas de café, de boîte aux lettres, de poubelle, de kiosque, mais une étendue de carrés et rectangles de béton inégaux faite pour être traversée. Un homme a descendu l’escalier, crache, puis traverse la place en s’arrêtant pour faire entrer l’un de ses lacets défaits dans sa chaussure. Un autre s’isole pour aller pisser, un enfant à trottinette suivi de son père au téléphone et le vent balaie pèle-mêle les fleurs tombées au sol, quelques mégots, morceaux d’aluminium, plume, papier de barre chocolatée, capsule, petit bois mort. Un homme descend l’escalier un sac à la main et, suspendu sous l’escalier, flotte un gilet orange ou peut-être un morceau de gilet orange. Anne photographie des tags avec son téléphone. Deux jeunes bergers allemands jouent dans l’herbe haute. Un homme transporte un sac poubelle sur son épaule. Jean-Baptiste, que je perçois immédiatement comme un promeneur, ni passant ni habitué. Au loin une voiture de police, un avion, une visseuse, une meuleuse. Jean-Baptise prend des notes. Les fleurs tombent au sol comme si l’arbre s’en débarrassait en les jetant, comme si elles y avaient fait
leur temps. D’ailleurs le temps passe-t-il, se passe-t-il autrement à cet endroit, sur cette place appelée jardin ? Sous un arbre Ana est seule sur un banc. Combien de langues traversent chaque jour et où vont-elles se perdre ? Je vois quelque chose dans un arbre et m’approche pour voir : un tissu pourpre un peu brillant qui pourrait être un rideau, entortillé assez haut dans un marronnier et depuis combien de temps ? Pour combien
de temps ? L’homme que je pensais être parti pisser s’est en fait isolé sur le rebord d’un muret de l’école, sa cannette posée au soleil. En passant devant le visage de jeune femme graphée, j’ai eu la sensation en la fixant que son regard me suivait. Un homme endormi sur un banc. Rémy assis au bord de la piste cyclable. « Diététique/Beauté/Taxiphone », maison du communisme, boutique éphémère « Le passage », laverie, « Koko mode », assurances, auto-école. Antoine me dit que lorsqu’il était en haut des escaliers, il observait le strict alignement des arbres de la place, l’angle de la cour d’école et sur la dalle Robespierre la vue très ouverte tout en se demandant : « Est-ce que des gens font ce trajet tous les jours ? ». Ce lieu au nom qui n’est pas tout à fait le sien a aussi celui de « Wako » pour les usagères et usagers réguliers me dit Anne, mais on ne sait pas qui l’a choisi, ni pourquoi ni quand. Une femme pousse un carton de fruits ou de légumes sur une poussette désossée, suivi d’un homme. Nadia les a déjà vu passer à la même heure. Quatre petits garçons errent à proximité de leur mère, comme s’ils chorégraphiaient leur présence avec des gestes inhabituels. Ils regardent leurs pieds. Passent et repassent en se déplaçant lentement. Il n’y a ni vendeur ambulant ni marché."

Marcelline Delbecq
Le 29/04/2022